La famille Chouchounoff

JOUVE008

Vassili et Paraskeva Chouchounoff

Après avoir fui la Russie, mes grands-parents, Vassili et Paraskeva Chouchounoff se sont trouvé une patrie de cœur : la France, une ville d’adoption, Ugine.

Je n’ai pas connu mon grand-père : Vassili est mort un 9 février, je suis née le lendemain. Nous nous sommes juste croisés. Toutefois, je reste persuadée qu’il m’a transmis le flambeau et laissé ses recommandations : sois fière de tes racines, fais les vivre et connaître.

C’est ce que je fais. Je me suis construite sur cet héritage. Je suis Russe car je me sens Russe. Aujourd’hui, je suis heureuse de me retourner sur mon histoire familiale car je veux conserver de ce passé autre chose qu’un simple nom.

Mes recherches ont commencé par hasard en 2005 quand j’ai découvert un ouvrage(1) dans lequel figurait une photo de mon oncle Alexandre Chouchounoff. J’ai contacté l’auteur qui m’a gentiment donné accès à différentes archives (celles de l’usine où travaillait mon grand-père et celles de l’ancienne église orthodoxe d’Ugine). Je me suis ensuite rendu à l’OFPRA (Office français de protection des réfugiés et apatrides). En parallèle, j’ai contacté le gouvernement estonien par internet. Grâce à son programme de recherches généalogiques très développé, j’ai obtenu une copie du certificat de mariage de mes grands-parents. Ainsi, outre les archives familiales, toutes les données récoltées m’ont permis de combler des lacunes et de mieux comprendre certains faits.

Mon grand-père

Mon grand-père à gauche

Mon grand-père à gauche

A part une date de naissance et quelques photographies, je ne sais presque rien de Vassili Chouchounoff avant son arrivée en Estonie. Il est né un 25 décembre(2)
1897 à Tambov(3). À dix-neuf ans, il est mobilisé et affecté au 21ème Régiment des Tirailleurs de Sibérie. Il est ensuite muté sur le front autrichien. Entre 1918 et 1920, il prend part aux combats aux côtés de l’Armée Blanche. Comme beaucoup de ses camarades, il va côtoyer la faim, le froid, la peur, la mort. En 1921, il se réfugie à Tallin (Estonie)(4) pour échapper aux représailles. Cette fuite sera brutale et définitive. Il ne reverra jamais sa famille, ses amis, sa patrie.

Ma grand-mère

Ma grand-mère jeune à droite avec sa famille

Ma grand-mère jeune à droite avec sa famille

Ma grand-mère, Paraskeva Bezzaborkina, est née le 10 novembre 1901 à Vasknarva (Estonie)(5). Toute sa vie, elle conservera les photographies de sa famille, ramenées avec elle en France.

Je ne sais rien de sa rencontre avec Vassili. Ils se marient en octobre 1927 et emménagent dans une maison d’ouvriers, qu’ils quitteront en 1929 pour prendre le chemin de l’exil vers la France.

L’exil

Comité Estonien à l'émigration russe

Comité Estonien à l’émigration russe

Vassili et Paraskeva font partie de la deuxième vague d’émigration(6). En effet, suite au déficit de main-d’œuvre d’après-guerre (14-18), le patronat français embauche massivement à l’étranger via des bureaux de recrutement. Il accueille volontiers les Russes, travailleurs bon marché, dans ses usines. Les conditions sont simples : avoir moins de trente ans. Pour être embauché aux Aciéries d’Ugine (Savoie), mon grand-père va modifier sa date de naissance car il a en fait trente-deux ans.

En France, les Chouchounoff ont le statut d’apatrides – ils ne jouissent plus de la protection du gouvernement de l’URSS, n’ont pas acquis de nouvelle nationalité et sont protégés d’un quelconque retour forcé en Russie.

En 1959, Vassili fera une demande de naturalisation. Paraskeva, elle, conservera toute sa vie le statut de « réfugiée-apatride ». Cela vient-il du fait que Vassili avait définitivement tiré un trait sur son passé alors que Paraskeva avait l’espoir d’un  retour au pays ?

L’intégration et la vie quotidienne

La famille Chouchounoff est bien intégrée au sein de la communauté russe d’Ugine. L’entraide joue un rôle majeur. Pour les six enfants,  l’école et l’environnement extra familial vont jouer un rôle central. Si à la maison, on parle russe, en dehors on parle français. C’est donc cette langue qui va devenir pour eux la première langue, le russe est relégué en seconde place. Même s’ils ne sont pas encore Français (ils feront leur demande de naturalisation une fois majeurs), les enfants sont totalement intégrés à la société.

Comme la plupart des Russes de la seconde génération, les enfants Chouchounoff se sont détournés de leur histoire, volontairement ou involontairement. Ils ne se sont pas mariés au sein de la communauté. Cette mémoire russe a disparu peu à peu.

Un patrimoine à préserver

Avoir du sang russe dans les veines est pour moi une vraie fierté. A travers ce témoignage, je veux préserver la mémoire de ma famille, des Russes d’Ugine et de France. Ainsi, il me parait indispensable de donner ou prêter les archives familiales (livres, films, photographies, papiers de famille, documents administratifs, etc), primordiales pour comprendre le passé, vivre dans le présent et envisager sereinement l’avenir.

(1) Elisa Jaffrennou et Bruno Giraudy, Les Russes d’Ugine et l’église orthodoxe Saint-Nicolas, Beaufixe, 128 p.

(2) Selon l’ancien calendrier (qui est en décalage de treize jours avec le nouveau calendrier)

(3) Ville au sud-est de Moscou

(4) Passée sous domination russe en 1710, l’Estonie retrouve son autonomie en 1917 et son indépendance en 1920.

(5) Village du Nord-Est de l’Estonie à la frontière russe.

(6) 500 personnes arrivent entre avril et juillet 1929 en provenance d’Estonie – cela représente 4% du nombre global de réfugiés russes (source Ofpra). Ce sont en majorité des civils installés depuis plusieurs années dans ce pays balte.

Isabelle Jouve

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